Avec Suzanne Leclercq, la paléobotanique entre dans la modernité. Davantage qu’une discipline, c’est toute une vision de la science qui est dépoussiérée à travers ses pratiques, ses méthodes et sa rigueur. Plusieurs étapes de son parcours marquent des révolutions dans la compréhension de notre passé. Elle décrit notamment l’une des premières forêts datant du Dévonien moyen.  Elle dissèque littéralement les végétaux fossiles, les documentant dans leurs moindre détails. Des méthodes et des techniques inédites le lui ont permis et font d’ailleurs partie de son précieux héritage. Mais l’histoire la plus remarquable, sans doute, reste celle de la percée scientifique d’une femme s’aventurant dans un monde encore jalousement gardé par les hommes.

paleobotanique 

C'

est l’anthropologue Charles Fraipont, fils de Julien Fraipont, qui, le premier, remarque les compétences hors normes de Suzanne Leclercq. Dès 1923, elle devient son assistante et travaille avant tout sur des questions de paléoanthropologie. « Nous en étions encore aux balbutiements de la compréhension des origines de l’Homme, raconte Cyrille Prestianni, paléobotaniste à l’Institut des Sciences Naturelles de Bruxelles. C’était une époque où l’on menait encore beaucoup d’études comparatives, notamment avec les singes, sur lesquels Suzanne Leclercq travaillait pour le compte de Charles Fraipont. » Mais si ce dernier lui ouvre bien les portes du monde académique, c’est Armand Renier, paléontologue, qui l’oriente vers la paléobotanique. Une révélation, pour la jeune chercheuse, qui lui vaudra de siéger au panthéon de cette discipline.

Les plantes comme nouveaux témoins de nos origines

Au cours des années 1920 se prépare une véritable révolution pour la paléontologie. Des gisements houillers, largement exploités industriellement, sont extraits des tonnes de coal balls : des boules de carbonate de calcium qui se sont précipitées au sein des couches de charbons, et qui ont piégé des plantes sous leur aspect originel. Sans ces coques, elles auraient été transformée en charbon comme le reste des végétaux accumulés en même temps, cette matière très évoluée dont on ne reconnaît plus les composants. « Ces plantes datent du carbonifère, souligne Cyrille Prestianni. Ce qui signifie qu’elles ont été anatomiquement préservées pendant plus de 300 millions d’années. » « Habituellement, poursuit Annick Anceau, Géologue et minéralogiste à l’ULiège, secrétaire de la Société géologique de Belgique et éditrice du journal Geologica Belgica, les plantes fossiles sont écrasées dans les sédiments. Or, là, elles ont été conservées en trois dimensions. Ce qui signifie qu’on a pu étudier toute leur structure et aller très loin dans leur compréhension, cellule par cellule. »

Armand Renier lance Suzanne Leclercq sur la piste de ces coal balls. En 1925, elle publie un inventaire d’étude anatomique des végétaux présents dans les coal balls de la couche Bouxharmont des charbonnages de Wérister, en Belgique. Il y a quelques mois encore, un chercheur argentin en demandait une copie. C’est que pour cette première recherche, Suzanne Leclercq cumule déjà les qualités qui feront sa renommée : dextérité, méticulosité, sérieux et grand sens critique. Bien plus encore, elle fait entrer l’étude des fossiles dans la modernité. Au 19ème siècle les scientifiques collectaient des informations. Les fossiles collectionnés étaient considérés comme des objets, utiles à la datation des couches terrestres. Suzanne Leclercq, parmi d’autres botanistes, se trouve à une charnière où l’on quitte progressivement cette approche stratigraphique pour poser sur les fossiles un regard de botaniste. « Ces chercheurs ont voulu comprendre comment vivaient ces plantes, et dans quel environnement elles évoluaient, ponctue Cyrille Prestianni. En d’autres mots, ils cherchaient à comprendre les plantes anciennes pour ce qu’elles étaient. De cette contrainte biologique a émergé la reconstruction d’un véritable puzzle. Car une plante, quand elle se fossilise, est souvent fragmentée. Le tronc se trouve d’un côté, les racines de l’autre, les feuilles un peu plus loin… L’approche stratigraphique se contentait de numéroter des fossiles. L’approche biologique vise à en rassembler les pièces. »

Cette publication de 1925 reste de l’ordre de l’inventaire. Il faudra attendre des travaux ultérieurs, notamment ceux de Muriel Fairon-Demaret, autre femme paléobotaniste à Liège, pour voir émerger de véritables reconstitutions botaniques. Toujours est-il que le virage a été amorcé, et que la scientifique liégeoise suit une nouvelle voie. Ce sont des milliers de coal balls qu’elle épluche et qu’elle étudie pendant une dizaine d’années, et qui lui permettent, pour l’époque de plus ou moins épuiser le sujet des plantes du Carbonifère belge. Ce qui ne lui permet pas encore de comprendre l’origine des plantes sur Terre.

Le mur du Carbonifère

Tout au long du 19ème siècle, le Carbonifère est vu comme un monde antédiluvien, aux environnements terrestres les plus anciens. Bien sûr, on connaît des périodes plus vieilles, notamment le Dévonien. Mais ce qu’on en connaît vient principalement des milieux marins. 

Tous les travaux consacrés au Carbonifère, et qui s’étendent jusqu’aux années 1970, drainent une grande connaissance sur le sujet. Progressivement, les scientifiques remarquent qu’ils ont face à eux un monde déjà complexe, aux forêts et aux animaux terrestres bien évolués. Cette vie diversifiée et déployée à la surface de la terre doit être apparue plus tôt encore.

Et puis en 1920, des scientifiques découvrent en Angleterre la flore de Rhynie. Une source d’eau chaude siliceuse a préservé un instantané d’environnement du Dévonien inférieur (de 419,2 à 393,3 millions d’années). « On pouvait voir des plantes du passé comme on ne les avait encore jamais vues, raconte Cyrille Prestianni. On se rend compte alors qu’elles sont très différentes de celles qu’on connaît. Elles sont simples, primitives, et encore impossibles à rapprocher des espèces plus récentes. Il manque des clés. Mais de voir que le Dévonien était à ce point différent, c’est un véritable choc pour la communauté internationale. On est à peine un demi-siècle après les théories de Charles Darwin. » Entre les fougères du début du Dévonien et les arbres du Carbonifère, sur quelques dizaines de millions d’années « à peine », quelque chose s’est joué pour les plantes terrestres. Quelque chose qui restait encore plongé dans les brumes épaisses d’un passé trop lointain. Pour ces chercheurs, qui tentaient de comprendre l’origine des plantes, une brèche semblait s’ouvrir dans le mur du Carbonifère. La nécessité de partir à la découverte du Dévonien devenait une évidence.

Remonter plus loin dans le temps

Le Dévonien est un monde méconnaissable. La Terre est divisée en trois grandes masses continentales. La plupart des zones émergées forment un immense continent, le Gondwana, qui occupe alors le pôle sud. Plus haut, une autre grande masse, la Laurussia, comprend la future Europe et l’Amérique du Nord. La Belgique se trouve alors dans l’hémisphère sud. Il y fait très chaud, comme sur toute la planète, qui connaît une faible stratification climatique. C’est à nouveau à la faveur d’Armand Renier que le voyage continue. Il flaire la saillance de l’étude du Dévonien et mandate à cette fin deux chercheurs. François Stockmans à Bruxelles et Suzanne Leclercq à Liège. Ce dernier va perpétuer une approche muséale, stratigraphique des fossiles. Il va en collecter et en décrire des centaines, et délivrer un large inventaire de la flore belge passée. Suzanne Leclercq, elle, va consacrer parfois plusieurs années sur un seul organisme, l’étudiant en tant qu’être vivant. Cette ambition de comprendre de telles plantes dans leurs moindres détails se heurte à une difficulté de taille : les fossiles sont écrasés entre des couches de roches et sont anatomiquement bien moins préservés que dans les coal balls. Mais à force d’acharnement, Suzanne Leclercq met en place une véritable méthode de dissection des fossiles, qui porte encore son nom aujourd’hui, et qui est un processus précis de dégagement au marteau et à l’aiguille triangulaire. Ce qui paraît simple, mais qui témoigne d’une minutie inédite.

Ce qu’elle déterre alors du passé et révèle à ses contemporains est prodigieux. Eviostachya, Rhacophyton, Calamophyton, autant de noms un peu barbares qui nomment : une sphénophyte primitive, une fougère ancienne, et enfin, un arbre nouveau et encore totalement inconnu. Lors d’une série de recherches sur la localité de Goé, elle découvre ensuite avec Pseudosporochnus la plus ancienne forêt connue à l’époque, et qui remonte au Dévonien moyen (393,3 à 382,7 millions d’années). « D’autres forêts ont été découvertes depuis, reconnaît Cyrille Prestianni. Mais elle reste parmi les plus anciennes. Et c’est un travail majeur, parce qu’il modifie alors complètement la vision des plantes et de la paléobotanique. Le règne qu’on imagine pour le Dévonien, c’est celui des fougères et des plantes herbacées. Et ce qu’elle montre, c’est qu’au Dévonien moyen, on a déjà des arbres et des environnements très structurés. »

Elle continue d’étudier les plantes du Dévonien moyen. Dans une perspective résolument moderne, elle entretient un réseau international, s’orientant vers les Etats-Unis, l’Angleterre, la France et l’Inde. Sa correspondance est pléthorique, et la confiance qu’on lui accorde en lui soumettant de nombreux spécimens alimente abondamment les collections de l’université. À la fin de sa carrière, sa réputation internationale semble sans limites. Comme cela arrive souvent, des chercheurs notamment américains lui soumettent alors des plantes. Elle ne parviendra pas à tirer les énigmes cachées dans l’une d’elles. C’est aujourd’hui Cyrille Prestianni qui l’étudie. Mais d’une autre, Psilophyton dawsonii, elle en réalise une description incroyablement précise et bien écrite. « Ce qu’elle identifie alors n’est rien d’autre que l’archétype de la plante terrestre. C’est-à-dire que lorsqu’on établit une phylogénie d’êtres vivants, on part d’un organisme primitif duquel on peut polariser la suite de caractères de ses différentes évolutions. Et encore aujourd’hui, quand on réalise une phylogénie de la flore terrestre, on part de cette plante décrite entre autres par Suzanne Leclercq en 1975. » 

Un héritage aux multiples embranchements

Toute la paléobotanique connaissait Suzanne Leclercq et inversement. Lorsqu’un chercheur ambitionnait d’étudier un sujet en particulier, son avis était sollicité. Et a bien des égards, à l’image de son objet d’étude, il est possible de dresser une phylogénie complexe de l’héritage qu’a laissé Suzanne Leclercq. Tout d’abord, elle a créé la chaire de paléobotanique à l’Université de Liège, et pour la Belgique. Deux personnes lui ont succédé en deux branches distinctes. Muriel Fairon-Demaret, premièrement, qui a notamment poursuivi son travail sur les Pseudosporochnus, et qui reprend le flambeau parmi les chefs de file dans la compréhension des forêts et des plantes continentales du Dévonien. Ensuite, vers la fin de sa carrière, Suzanne Leclercq s’est intéressée aux spores, en sa qualité de botaniste. Au fil des discussions, elle s’est rendu compte qu’ils pouvaient être de précieux outils stratigraphiques. Elle a alors engagé Maurice Streel pour l’orienter sur cette piste. Il en ressortira une échelle stratigraphique créée de toutes pièces grâce aux spores, résolvant les mystères poursuivis par des générations entières de géologues, dans leur quête d’une compréhension toujours plus fine de la succession des roches.

Suzanne Leclercq laisse aussi derrière elle un savoir-faire innovant. La technique de dégagement qu’elle a développé a ceci de singulier qu’elle utilisait des aiguilles triangulaires, mais c’est surtout la manière qu’elle avait d’aborder la plante et de la dégager sans la détruire qui était une formidable nouveauté. « C’était de la dentelle, admire Annick Anceau. Des scientifiques de partout passaient par Liège pour apprendre sa technique. Tous ces chercheurs ont emporté et ventilé ce savoir-faire. Aux USA, par exemple, où il y a une grande tradition de l’histoire des sciences, elle est citée dans de nombreux ouvrages. »

Elle a également emprunté une méthode pour la préparation des lames à un chercheur anglais, John Walton, et qu’elle a appliquée à l’étude des coal balls. « Traditionnellement, pour étudier des fossiles au microscope, on fait des coupes séquentielles, qu’on polit et qu’on colle sur une plaque de verre. À chaque fois, il y a une perte de quelques millimètres du fossile. La technique de Walton consiste aussi en un polissage, qu’on plonge ensuite dans de l’acide chlorhydrique. L’acide attaque le carbonate de calcium sans dégrader la matière organique, qu’on piège ensuite dans une pellicule d’acétate de cellulose. Au lieu d’avoir une coupe tous les trois millimètres, on en a trente. Ce qui signifie qu’on observe toutes les strates de la plante. L’accumulation des coupes en deux dimensions peut nous donner une idée de la plante en trois dimensions. À partir de ce moment-là, on comprend tout. C’est comme cela qu’elle a étudié la plupart de ses plantes. Ses lames ont été scannées, et ce sont encore celles-là qu’on étudie aujourd’hui. »

Une figure féminine pionnière 

Ceux qui ont côtoyé Suzanne Leclercq prennent du plaisir à se remémorer l’exigence et l’honnêteté d’une personne sévère, mais reconnaissante du travail de chacun. Brillante, c’était également une personnalité dotée d’un fort caractère, probablement nécessaire pour percer, dès les années 1930, dans un monde d’hommes. « Elle a certainement eu la chance de rencontrer deux hommes qui ont reconnu ses qualités scientifiques et qui s’y sont alliés, ponctue Annick Anceau. Mais ça n’enlève rien à son mérite. Nous sommes tout de même face à la première femme à obtenir l’agrégation de l’enseignement supérieur en Belgique, en 1931 et à devenir professeur ordinaire à l’université de Liège, en 1937. Il faut se replacer dans le contexte de l’époque, se rendre compte que les femmes n’ont pas encore le droit de vote quand Suzanne Leclercq devient l’une des scientifiques les plus brillantes de son département, et acquiert une influence mondiale. C’était une personne d’une grande modernité, féministe avant l’heure, une personnalité publique, qui voyageait beaucoup, et qui était aussi très impliquée dans la vie culturelle liégeoise. »

Consulter la biographie de Suzanne Leclercq 


Cyrille Prestiani

Cyrille Prestianni

Cyrille Prestianni entre à l’ULiège en 2000. Il entame des études de biologie et s’oriente après ses candidatures vers la biologie végétale. À la faveur de Muriel Fairon-Demaret, il prend goût pour la paléontologie végétale et demande la permission de rédiger son mémoire dans ce département. En 2004, il présente ainsi une recherche sur une plante à graine du Dévonien. Sa thèse, encadrée par Philippe Gerrienne, lui permet d’approfondir l’étude des spermatophytes du Dévonien. Entre 2009 et 2010, il passe une année post-doctorale au laboratoire de paléobotanique de Montpellier. À son retour en Belgique, il entre à l’Institut royal des Sciences de Belgique à Bruxelles, comme chercheur paléobotaniste. Il est d’abord attaché aux collections, avant de migrer de contrat en contrat, où il étudie de nombreux sujets, même si, en bon liégeois, il reste attaché au Dévonien et à l’ULiège.

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