Discours de M. le Recteur Albert CORHAY, à l'occasion de la cérémonie du Dies Natalis de l'Université de Liège, le 25 septembre 2017.

discours recteur dies natalis

Une Université à l’épreuve du temps et des territoires

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n ce Dies Natalis, notre Université a désormais 200 ans d’existence. Ne boudons pas notre plaisir et surtout, prenons un peu de temps, donnons du temps au temps pour célébrer comme il se doit l’événement.

Plus qu’une évidence, il y a là, comme une insolence. Celle du temps qui passe inexorablement.

Je m’explique.

Rien ne nous soustrait aux affres de la vieillesse et des années qui s’écoulent implacablement. Si ce n’est le temps que nous décidons d’habiter pour ce qu’il est. Ensemble, je vous propose donc d’habiter ce temps présent pour  fêter le bicentenaire de l’Université de Liège.

Pour certains, comme Etienne Klein, physicien et philosophe des sciences, le temps ne passe pas, ni se succède à lui-même. Il est « le » temps. Il ne se prend pas, ne se perd pas. C’est nous qui en parlons, c’est nous qui nous y déplaçons. C’est nous qui avons peut-être le sentiment de le perdre. Il ne passe ni trop vite ni trop lentement. Il est le temps. Mais il n’est finalement rien en soi, sans les personnes qui l’occupent et qui l’habitent, y vivent, y travaillent, y étudient, y aiment. Et y meurent.

A ce propos, Philippe Claudel, dans son roman, L'Arbre du pays Toraja, avait cette très jolie phrase, « nous ne cessons de nous construire face à l'écoulement du temps, inventant des stratagèmes, des machines, des sentiments, des leurres pour essayer de nous jouer un peu de lui, de le trahir, de le redoubler, de l'étendre ou de l'accélérer, de le suspendre ou de le dissoudre comme un sucre au fond d'une tasse

Anthony Giddens postulait lui que, dans les sociétés traditionnelles, le temps n’existait pas vraiment en dehors des sociétés. Non qu’il en était absent. Loin de là. Il était au contraire complètement immergé dans le monde des pratiques quotidiennes. C’est avec l’émergence des sociétés modernes et même industrielles que le temps s’extériorisera des pratiques sociales. Il servira à échelonner et à mesurer les activités humaines, à les quantifier, voire même à les financer ou à les salarier, grâce aux horloges, aux montres, aux calendriers, aux horaires, aux pointeuses, etc.

Il posera littéralement problème aux sociétés industrielles, devenant - même toujours actuellement - l’objet d’enjeux, de conflits, de négociations autour du temps de travail, des congés, des congés payés, des retraites, etc. Cette émergence d’un temps extérieur aux hommes, aux sociétés et à leurs activités n’est pas sans effets sur notre approche du monde car elle porte en elle une autre thèse, plus interpellante celle-là, celle d’un découplage entre présent, passé et futur. Découplage qui s’est produit au cours des siècles.

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À quoi pouvaient bien penser ceux qui le 25 septembre 1817 allumèrent les feux de notre Alma Mater ?

Albert CORHAY, 25 septembre 2017 - Cérémonie du Dies Natalis

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e me suis à cet égard, un jour, posé une question incongrue à propos de ce bicentenaire. A quoi pouvaient bien penser ceux qui le 25 septembre 1817 allumèrent les feux de notre Alma Mater ? Pensaient-ils à ceux qui leur succéderaient deux siècles plus tard ? Etaient-ils conscients de la mission qui leur incombait alors qu’ils n’imaginaient sans doute même pas qu’ils seraient un jour des belges ? Nous n’aurons évidemment pas la réponse à cette question et notre collègue le Professeur Philippe Raxhon m’a de toute façon confirmé que nous disposions de peu de traces de l’événement. Mais l’interrogation me semble néanmoins pertinente.

Les sociétés, vous savez, entretiennent des rapports complexes au temps. Elles combinent et articulent différemment le passé, le présent et l’avenir en fonction de leur propre époque. Ainsi, certaines sociétés ont plutôt privilégié le passé pour éclairer l’avenir. La modernité va nous faire rompre avec ce schéma, par une singulière accélération du temps. Le passé va peu à peu devenir incompréhensible, le présent une énigme et le futur imprévisible.

Après la Révolution de 1789, ce mouvement s’accélèrera davantage, allant jusqu’à faire écrire, à Alexis de Tocqueville, dans son célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique, cette phrase désormais célèbre : « Le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». Nous étions en 1835, soit 18 ans après la création de notre Université.

Plus tard encore, au cours des deux dernières décennies du vingtième siècle, on observera la montée en puissance d’un temps omniprésent que les spécialistes, comme François Hartog, qualifieront de « présentisme ». Entièrement contracté sur le présent et sur les événements du présent, le temps s’adosse à la fascination croissante pour l’histoire en marche, une histoire en train de se faire, se racontant à travers la presse, les photos, les informations et les enjeux de l’actualité.

Et, finalement, se demander comment nos prédécesseurs auraient répondu aux questions que nous nous posons et qu’ils ne se posaient sans doute pas, n’est-ce pas là également une attente purement présentiste ?

Je pense que ce que nous avons tenté de faire à travers la célébration de ce bicentenaire et que nous allons continuer de faire tout au long de cette année est précisément aux antipodes de cette conduite ou plutôt de cette temporalité présentiste.

Nous avons cherché à puiser au plus profond de nos racines, à les interroger et à y découvrir d’ailleurs bien des facettes originales et savoureuses que nous n’imaginions même pas. Nous n’avons eu de cesse de nous tourner vers notre passé et ce, grâce à la collaboration soutenue de nos collègues historiens, qui ont rédigé un ouvrage extraordinaire retraçant notre histoire. Mais nous avons également décidé de nous tourner résolument vers l’avenir.

Je retiendrai plus particulièrement deux événements illustratifs et à mon sens particulièrement révélateurs.Tout d’abord l’exposition à la Gare des Guillemins « J’aurai 20 ans en 2030 », exposition organisée par Europa 50, en collaboration avec l’Université de Liège et tournée vers ce que seront les sciences, le monde et les Hommes au cours des prochaines décennies. Et puis, souvenez-vous, nous avons lancé les festivités de notre bicentenaire le 9 mars dernier en scellant une capsule temporelle sur l’esplanade de l’Agora au Sart-Tilman. Cette capsule a été réalisée par des étudiants de masters en Sciences Politiques et en Géographie qui ont interrogé l’avenir de nos démocraties dans le cadre de leur cours de prospective. En 2030, ces mêmes étudiants seront conviés à ouvrir la capsule aux côtés d’étudiants du futur pour confronter leurs travaux, leurs points de vue. En quelque sorte notre vision du futur, celle des étudiants actuels, sera celle du passé pour les futurs étudiants de 2030.

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Le rôle des universités qui doivent situer leur action dans l’épaisseur du temps, en interrogeant inlassablement passé, présent et avenir.

Albert CORHAY, 25 septembre 2017 - Cérémonie du Dies Natalis

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ous tourner vers le futur nous offrira l’occasion de faire dialoguer ensemble des temporalités différentes dans un présent à venir. C’est là, il me semble, une opportunité à saisir. Celle de rappeler le rôle des universités qui, fortes de leurs traditions, de leurs prises sur le réel mais aussi de leurs capacités d’innovation et d’anticipation, doivent situer leur action dans l’épaisseur du temps, en interrogeant inlassablement passé, présent et avenir.

Contrairement aux idées reçues, ce n’est guère facile. Dans le contexte moderne et présentiste où nous vivons, comme Michel Foucault l’a bien montré, une culture permanente du danger nous rabat sur le quotidien, sur un présent déjà là. Nous avons quitté les grands rêves mais aussi les grandes peurs, les grands mythes qui donnaient un sens au monde et à l’humanité pour entrer dorénavant dans un univers des catastrophes ordinaires, des dangers et, des menaces quotidiennes.

Le risque deviendrait aujourd’hui la modalité dominante du danger, laissant apparaître un individu contemporain inquiet, en permanence. Voici quelques exemples récents. Le dernier numéro du magazine Imagine consacre un dossier très intéressant au thème de l’effondrement du monde qui taraude de plus en plus nos contemporains, autour du réchauffement climatique, de la dégradation de notre écosystème, de la multiplication des catastrophes naturelles, sans parler des attentats terroristes, des risques nucléaires. Nous serions allés tellement loin dans l’épuisement de notre planète qu’il apparaît, pour beaucoup parmi nous, difficile, voire impossible de faire marche arrière. C’est ce que l’on appelle l’irréversibilité.

A contrario, de nouvelles attentes se font jour : mettre des moyens suffisants pour améliorer la santé, reculer les limites de la maladie et de la vieillesse, voire supprimer la mort. On parle alors là de « l’homme augmenté », de « l’homme 2.0 » ou encore de transhumanisme, comme s’il s’agissait de nier nos propres limites, nos propres faiblesses.

Entre déni ou résignation, n’y aurait-il donc d’autre solution ?

« Qui parle de bonheur a les yeux tristes », écrivait Aragon dans Le Roman inachevé. La reconnaissance de notre propre fragilité, de notre profonde finitude d’être humain sont au contraire nécessaires pour penser notre rapport au monde et pour y agir autrement, de manière responsable et courageuse.

Agir autrement doit nous amener à nous questionner sur le rôle d’une université au XXIe siècle. L’Université doit, en effet, nous apprendre à renouer avec l’épaisseur du temps, à cultiver les connaissances et le goût pour les connaissances afin de nous ancrer pleinement dans notre époque, sans nier le passé, sans peur du futur, alors que la modernité nous a, au contraire, habitués à cultiver les peurs et les dangers.

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Réinvestir la Cité, sa Cité

Albert CORHAY, 25 septembre 2017 - Cérémonie du Dies Natalis

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e crois qu’il y a de quoi être fier de ces deux siècles d’histoire. Ils permettent de  comprendre qui nous sommes, ce qui nous a fondés, quelles sont nos spécificités, et de nous tourner vers le futur.

Sur 200 ans, s’est construite une communauté universitaire riche de la diversité de ses regards, de ses approches et des domaines de recherche où elle excelle. C’est sur cette identité plurielle que repose notre Charte des valeurs. C’est également elle qui s’exprime à travers notre nouvelle identité visuelle, qui dit ce que nous sommes. Et c’est enfin elle qui a motivé notre choix de passer de l’ULg à l’ULiège.

Nous sommes l’Université de Liège ! Nous sommes effectivement nées Academica leodiensis. Mais renforcer le caractère liégeois de notre sigle ne révèle pas uniquement notre indéfectible attachement à notre métropole. C’est l’expression d’une volonté, celle pour notre Université de descendre de sa tour d’ivoire, de réinvestir la Cité, sa Cité, d’épouser les méandres, les carrefours, les croisées et les contrastes de cette ville du sud si proche du nord. Bien entendu, l’Université de Liège n’est plus simplement - sagement - installée au centre-ville, le long de la Meuse : elle se déploie sur un tout autre territoire, dans un tout autre paysage.

Le territoire dont je parle ici n’est pas à saisir comme un espace ou un périmètre fini et limité, au sens classique du terme. Le territoire dont je parle ici est un réseau ! Et je voudrais amener deux précisions importantes à ce sujet.

Premièrement, ce réseau est un faisceau de réponses institutionnelles en matière d’enseignement, de recherche et de citoyenneté. Il est constitué de moyens humains, de ressources financières, de bâtiments reliés entre eux, de connexions web, de réseaux de contacts entre les facultés, les centres de recherche, les universités. Il est constitué de savoirs qui circulent et s’échangent, de débats citoyens, de mots, de lois, de décrets, bref de toutes ces ressources qui nous relient et nous aident à déborder de la notion habituelle et convenue de territoire.

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Un plan stratégique pour redéployer l’action d’une Université en mouvement au cœur de sociétés en changement.

Albert CORHAY, 25 septembre 2017 - Cérémonie du Dies Natalis

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otre territoire est à la fois ici et ailleurs. A la fois proche et lointain. A la fois régional et à la fois international. Ce territoire ou plutôt cette territorialité, appelle une action, un positionnement de notre Université qui a posé des choix forts dans son récent plan stratégique. Ce plan, comme une matrice, vise à redéployer notre action, celle d’une Université en mouvement au cœur de sociétés en changement, une université prête à se positionner face à des enjeux tels que la globalisation de l’économie, la numérisation, l’apparition de nouveaux métiers ou encore la recomposition du paysage universitaire au niveau de la Fédération Wallonie Bruxelles et au niveau mondial.

Pour répondre à ces défis territoriaux, l’Université a choisi de se doter de nouveaux outils, des plateformes d’échange et d’innovation : E-learning center, FabLab, newsroom, plateforme d’initiative citoyenne, open spaces, SPOCs, MOOCs, plateformes internationales de développements partenariaux, amphithéâtre du futur, lieux de vie estudiantine au cœur de la ville, nouvelle faculté d’éducation, structure collective de formations tout au long de la vie tournée vers les métiers du futur.

Je ne puis – et je m’en excuse auprès des acteurs concernés - citer ici toutes les mesures d’investissement qui feront apparaître notre université comme acteur d’une territorialité sans cesse renouvelée au cœur de la métropole liégeoise, au cœur de la Wallonie et au cœur de l’Europe.

Deuxième chose à préciser. Le réseau dont je parle ici n’a plus rien à voir avec les anciens réseaux dits philosophiques. Le réseau dont je parle ici dépasse cette réalité des piliers et si nous ne parvenons pas à comprendre la nécessité de repenser nos collaborations sur des bases renouvelées, alors, nous aurons échoué.

J’ai eu l’occasion de m’exprimer à maintes reprises sur le sujet dans la presse ou en radio, dans le cadre de la fusion annoncée entre l’UCL et Saint-Louis. En effet, si trois recteurs se sont positionnés contre cette fusion, ils ne constituaient en aucune façon un front ou une « fronde » laïque. Au contraire, nous avons plaidé pour un dépassement de cette logique de piliers en prônant des collaborations géographiques ouvertes, pluralistes, dans l’esprit du décret paysage.

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La mise en concurrence a assez duré. Nous devons devenir les acteurs publics d’une mission publique d’enseignement et de recherche.

Albert CORHAY, 25 septembre 2017 - Cérémonie du Dies Natalis

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e me permets de rappeler une chose fondamentale à mes yeux. Quel que soit le Pouvoir Organisateur, l’enseignement supérieur est financé par la Communauté française de Belgique. En cela, toutes les institutions d’enseignement supérieur sont des acteurs publics, même si certaines d’entre elles ont un statut privé. Et j’oppose à l’argument simpliste disant que la concurrence entraîne une émulation saine entre institutions et pousse à l’excellence, une simple analyse de notre passé. Cette concurrence accrue n’a fait que nous appauvrir tous et n’a eu de ce fait qu’un effet négatif sur la qualité de l’enseignement supérieur et de la recherche.

La mise en concurrence des institutions a donc assez duré. Nous devons devenir les acteurs publics d’une territorialité renouvelée, à qui est dévolue une mission publique d’enseignement et de recherche. Nos universités, Hautes Ecoles, Ecoles supérieures des arts et institutions de promotion sociale se doivent d’offrir un enseignement supérieur de qualité au plus grand nombre tout en l’adaptant aux besoins sociétaux. Cela ne pourra se faire qu’en collaborant, qu’en partageant nos programmes et nos connaissances.

Monsieur le Ministre,

Mes chers collègues Recteurs et Vice-Recteurs,

Mers chers collègues,

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs

A travers cette célébration du bicentenaire et cet inlassable questionnement sur le rapport au temps, nous pouvons affirmer sereinement que l’Université se trouve plus que jamais face à de fabuleux et bien réels défis à l’épreuve du territoire, de son environnement et des populations qui le parcourent.

Nous relèverons ces défis ! Mais cela ne pourra se faire sans détermination, sans force, sans vision, sans courage. Cela ne pourra se réaliser sans puiser au plus profond de nos racines, sans tourner au plus loin notre regard vers l’avenir, sans s’ancrer au cœur de cette territorialité renouvelée autour de nos savoirs, de nos techniques, de notre culture, de notre capacité d’innovation et de créativité, de notre confiance envers une société civile dense et réactive.

Notre Université a deux siècles. Une Université à l’épreuve du temps et des territoires.

Souhaitons-lui un bel avenir.

Pr Albert CORHAY
Recteur de l’Université de Liège

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Discours du Recteur Albert Corhay - Rentrée Académique 2017

"Une Université à l’épreuve du temps et des territoires". Discours du professeur Albert Corhay, Recteur de l'Université de Liège, lors de la cérémonie du Dies Natalis, le 25 septembre 2017.

modifié le 04/04/2024

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