Première femme chargée de cours à l’Université de Liège, elle fut philologue classique, historienne de la religion grecque ancienne et spécialiste de l’humanisme.

Sans titre-1

I

l n’est pas rare que les étudiants affublent leurs professeurs de surnoms plus ou moins irrévérencieux. Mais pas Marie Delcourt : « (ils) inventèrent pour elle, sans avoir à le chercher bien loin, le surnom à la fois le plus familier, le plus respectueux et le plus tendre. Ils l’appelèrent, d’emblée, tout simplement Marie. » L’anecdote contée par l’écrivain Alexis Curvers (1), son époux, montre bien l’attachement que ses élèves et disciples lui portaient, en même temps sans doute que la simplicité et l’accessibilité du personnage.

Marie Delcourt est née en 1891 à Ixelles. Une origine bruxelloise qui n’est due qu’au hasard des affectations de son père, militaire de carrière. Mais sa mère est originaire d’Arlon et c’est là que la jeune fille passe son enfance : le Luxembourg est son terroir. Les études secondaires à l’époque, ce n’est pas pour les filles ; rien, du reste, n’est facile pour elles, surtout quand, comme Marie Delcourt, on garde des séquelles d’une poliomyélite contractée à l’âge de 3 ans : il faut en tout, redoubler d’efforts. Marie passe donc son diplôme d’humanités gréco-latines devant le jury central ; en 1911, elle peut enfin entreprendre des études de philologie classique à l’Université de Liège. La guerre, bien sûr, les interrompt, d’autant que son père est tué à la tête de son régiment en octobre 1914. « Si elle a autant travaillé, sa vie durant, à la fois enseignante, chercheuse, chroniqueuse, écrivaine, c’est je crois par ce qu’elle savait que, femme et handicapée, elle n’aurait à compter que sur elle-même pour subvenir à ses besoins, explique Vinciane Pirenne. C’était le prix de son autonomie ». Son père décédé, Marie Delcourt s’engage elle aussi : elle sera membre du réseau de renseignements « La Dame Blanche » qui collecte des informations sur les mouvements de troupes pour le compte du War Office britannique. Son action lui vaudra d’être décorée de la croix d’officier de l’Empire britannique. Elle tirera de son engagement la matière de conférences qu’elle prononcera dans des tournées dominicales malgré son handicap, et surtout la trame d’un ouvrage, Nos grands cœurs (2), qui exalte le courage des passeurs d’hommes, ces gens sans peur comme elle disait, qui faisaient passer la frontière belgo-hollandaise à des jeunes qui voulaient rejoindre le front de l’Yser. Engagement, volonté, travail, don de soi. Déjà, encore et toujours.

Elle obtient son diplôme universitaire en 1919 et part étudier pendant deux ans à Paris. De retour à Liège, elle devient professeur à « l’Institut supérieur des demoiselles », aujourd’hui Lycée Léonie de Waha, poste qu’elle occupera jusqu’à la guerre, se dépensant sans compter pour favoriser l’accès des jeunes filles au savoir.
Il faut dire que, nommée en 1929 chargée de cours à l’Université, la première à l’être, elle fait irruption dans un milieu très masculin, pour ne pas dire misogyne, et très conservateur. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’au début, elle ne soit pas rémunérée pour le cours libre d’histoire de l’humanisme qu’elle dispense. Ni qu’en guise de bureau, on lui « offre » un cagibi dans le hall d’entrée de l’université ! Comme le signalait Jean Hoyoux, un de ses disciples, Marie Delcourt n’a jamais eu de bureau à elle à l’université (même son cagibi, elle le partageait), pas plus que d’assistant ! (3)
Adulée par ses étudiants et ses proches collaborateurs, Marie Delcourt a toujours conservé de la distance par rapport au milieu universitaire liégeois qu’elle juge bourgeois et conservateur. « Si je suis nommée à l’université (cet « abrutissoir »), écrit-elle à son futur mari, je n’aurai plus besoin de tant travailler pour gagner ma vie. Mais l’université signifie Liège à perpétuité et devant cela, le cœur me manque. » (4) Femme, handicapée, libre d’esprit et de moeurs (Alexis, son futur mari, est 15 ans plus jeune qu’elle), elle sait qu’elle ne peut jouer qu’un rôle marginal dans l’institution. Sa voie, elle la trace seule avec l’aide de sa volonté et de son savoir.

En 1930, elle publie une Vie d’Euripide, poète et dramaturge auquel elle restera fidèle sa vie durant. Sans doute parce qu’elle partage avec lui un regard lucide sur la société et, comme le remarque Roland Crahay, un de ses premiers collaborateurs, parce qu’Euripide a dénoncé le sort fait dans la société grecque aux laissés pour compte : femmes, esclaves, étrangers (5). Voilà sans doute un des ressorts de la vie de Marie Delcourt : son souci des plus démunis, des déclassés, sa générosité jamais prise en défaut. Une attention à autrui qui s’exerce d’abord envers son mari, Alexis Curvers, qui traverse souvent des périodes dépressives et qu’elle soutient encore et toujours même lorsqu’il vit des passions homosexuelles impossibles. Et aussi lorsqu’il se met en tête d’éditer une revue d’art poétique, La flûte enchantée, dont 10 numéros seulement seront publiés. Une aventure hasardeuse qui se terminera notamment par la brouille avec Marguerite Yourcenar, pourtant intime du couple depuis la parution des Mémoires d’Hadrien et habituée du domicile tilfois des Curvers : « Gallimard et Yourcenar riment agréablement et l’un et l’autre avec cauchemar », écrit-elle alors à l’écrivain liégeois Paul Dresse (6). Don de soi encore lorsqu’il s’agit de trouver du travail à un jeune marginal ou vouloir adopter un jeune réfugié basque victime de la guerre civile espagnole. Ou pour recommander à un éditeur tel ou tel jeune écrivain qu’elle juge prometteur.

Car si Marie Delcourt ne cherche pas les honneurs académiques, elle ne se tient pas à l’écart de la vie intellectuelle belge ou internationale. Bien au contraire, elle est femme de réseaux. Elle correspond avec tous ceux qui forment le noyau des lettres belges de l’entre-deux guerres et de l’immédiat après guerre : Thiry, Vivier, Le Dantec, Norge, Dresse, et bien d’autres. Elle les encourage, donne son avis. Elle est aussi l’âme du groupe d’intellectuels qui se réunissaient au château de Colpach dans le Grand-Duché. Ce lieu, où elle aimait aller se ressourcer et travailler au calme, était la propriété de son amie Aline Mayrisch. Dès les années 20, il devint un lieu de rapprochement entre Français et Allemands où les plus grands intellectuels des deux pays se rencontraient : Paul Claudel, André Gide, Jean Paulhan, Jean Schlumberger, Henri Michaux échangeaient avec Karl Jaspers, Walther Rathenau ou Bernard Groethuysen. Au point qu’on en parla comme du « noyau de la future Europe ».

Douée d’une puissance de travail hors norme selon les dires de ceux qui l’ont connue, Marie Delcourt menait de front plusieurs travaux. Elle travaillait chaque jour, chaque soirée avec, comme elle le disait elle-même en tout et pour tout un bic et un papier de brouillon. « Marie Delcourt ne pouvait pas concevoir la vie sans travailler, sans écrire, confirme Franz Bierlaire. Elle passait son temps à écrire. Elle récupérait tous les papiers et vous adressait des lettres ou des notes au dos d’une enveloppe ou d’une publicité. Elle consacrait un budget énorme à sa correspondance ». L’écriture était d’ailleurs son mode de travail. Son handicap réduisait ses déplacements. Ceux avec qui elle travaillait, comme Aloïs Gerlo pour l’édition et la traduction de la correspondance d’Erasme (7), lui envoyaient donc leurs doutes, leurs remarques ; ils recevaient les commentaires de Marie Delcourt par retour de courrier. « Femme douce, accessible, elle avait cependant des avis tranchés, se souvient Franz Bierlaire, très secs, très catégoriques. Mais cela était toujours motivé ».

Cette soif d’écriture la poussera à s’adonner à tous les genres. Dans la revue de son mari, notamment, elle s’essaie à la poésie ; dans Nos grands cœurs – on l’a vu- elle scénarise des faits de résistance. Elle ne résiste pas à coucher sur papier ses recettes de cuisine (8)… tout en faisant bien remarquer qu’elles sont « à l’usage des personnes intelligentes »! On comprend vite à la lecture de la préface de l’ouvrage que lesdites personnes intelligentes sont les femmes qui ont autre chose à faire que de passer leur temps en cuisine pour satisfaire leur mari. La recette des pieds de porc à la Sainte-Menehould requiert 24 heures de travail à peine interrompu ? « Eh bien, que les maris qui ne peuvent se passer de pieds de porc à la Sainte-Menehould aillent en manger au restaurant (…) et qu’ils remercient le ciel d’avoir épousé une femme raisonnable, qui sait se refuser à un esclavage abrutissant et garder ainsi quelque loisir. » (9) Même en cuisine, elle milite pour le droit des femmes.
Ecrire encore, des nouvelles cette fois (10), qu’elle donne à la revue Audace, dans lesquelles on retrouve une des caractéristiques du style de Marie Delcourt, son extrême concision. Ecrire toujours, comme ces chroniques pour le journal Le Soir (11), qui les publiait en première page, et dont beaucoup restent étonnamment actuelles. L’enseignement, notamment, y figure en bonne place. Elle s’en préoccupe, elle fustige les économies des politiques en ce domaine, s’inquiète de son avenir. Mais ces chroniques sont aussi pour elle l’occasion de bâtir des ponts entre les époques : elle passe avec une érudition sans faille de l’Antiquité à la Renaissance ou la société contemporaine, excellant à mettre en lumière ce qui unit les êtres humains à travers les époques. Dispersion ? Certainement pas : « Marie Delcourt aimait faire l’école buissonnière », comme le dit joliment Franz Bierlaire. Une école où il y a beaucoup à apprendre et beaucoup à enseigner.

Mettre en lumière, éclairer, par son œuvre, par sa vie : voilà ce qui caractérise sans doute le mieux Marie Delcourt. Quand il songeait à composer le Tombeau de son épouse, selon l’usage des poètes d’autrefois, Alexis Curvers en avait imaginé l’épitaphe (12), anagramme du nom de Marie Delcourt : Çà dort lumière (Hic dormit lux).

Références bibliographiques

(1) Le style de Marie Delcourt, par Alexis Curvers, in Hommage à Marie Delcourt, Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 1983, p 37.
(2) Nos grands cœurs, récits du temps de l’occupation allemande, Bruxelles-Paris, Desclée de Brouwer, 1920. Dans le récit Terre ! Terre !, Marie Delcourt narre par exemple l’exploit de Joseph Zillioz, qui fit traverser la frontière à 42 clandestins en forçant à bord d’un remorqueur, l’Anna, les défenses allemandes barrant la Meuse à hauteur de Visé. Un mois plus tard, un autre remorqueur, l’Atlas V, fit de même avec 107 personnes à bord.
(3) Marie Delcourt : souvenirs d’un familier, par Jean Hoyoux, in Hommage à Marie Delcourt, Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 1983, p 29.
(4) Cité par Pierre Ragot dans la bibliographie que ce dernier consacre à Marie Delcourt dans le volume de Nouvelles édité par Catherine Gravet, Mons, Université de Mons, 2015.
(5) Lire la notice que Roland Crahay a consacrée à Marie Delcourt dans la Nouvelle biographie nationale,Volume 3, Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles,1996.
(6) Cité par Catherine Gravet in Alexis Curvers et La flûte enchantée (1952-1962), Mons, 2015.
(7) D'une correspondance, l'autre. Lettres de Marie Delcourt et d'Aloïs Gerlo traducteurs de l'Opus epistolarum d'Erasme (1964-1979), sous la direction de Marie Theunissen-Faider, Paris, Droz, 2012.
(8) Méthode de cuisine à l’usage des personnes intelligentes, Bruxelles, Baude, 1944. Réédition Liège, Faculté ouverte, 1985 et 1990.
(9) Ibidem, p. 13.
(10) Nouvelles, édité par Catherine Gravet, Mons, Université de Mons, 2015.
(11) L’autre regard, chroniques du journal Le Soir, Bruxelles, Le Cri/Académie royale de langue et de littérature française, 2004.
(12) Le style de Marie Delcourt, par Alexis Curvers, in Hommage à Marie Delcourt, Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 1983, p 41.

Partager cette page