Denis MUKWEGE — Docteur honoris causa — Rentrée académique 2018-19


Mukwege D

L

e parcours exceptionnel de Denis Mukwege se traduit dans les innombrables distinctions qui lui ont été attribuées. Son aura, en effet, est universelle. Il est Docteur honoris causa de six universités (Harvard aux USA, Edimbourg en Écosse, Louvain en Belgique, Angers en France, Manitoba au Canada, Umea en Suède).  Parmi les nombreux prix reçus, on peut citer :  le prix des Nations Unies pour les Droits de l’Homme (2008), le prix Olof Palme (2009), le prix international Roi Baudouin pour le développement (2010-2011), le prix Right Livelihood – le Nobel alternatif – en Suède en 2013, le prix Sakharov du Parlement européen – prix pour la liberté de pensée (2014), le prix de la Paix à Séoul en 2016, mais la liste est trop longue pour les mentionner tous. Ce qui surprend chez cet homme qui vit en résidence protégée la plus grande partie de l’année, dans son hôpital de Panzi, c’est qu’il semble incarner les plus hautes aspirations de chacun. Qu’il s’agisse de prix qui lui ont été décernés par ses pairs, comme l’Honorary Fellowship of the American College of Obstetricians and Gynecologists ou du prix Africain de l’année du Nigeria en 2009, chacun se reconnait un peu dans le Docteur Mukwege. L’Université de Liège n’y fait pas exception.

L’Université de Liège se reconnait d’abord dans les valeurs défendues par le Docteur Mukwege.  Ces valeurs sont largement représentées dans les recherches de l’ULiège, dans son enseignement et dans la défense opiniâtre des libertés.  Et le combat du gynécologue congolais pour la dignité des survivantes de viols est un thème transversal, interfacultaire, illustré notamment par le FERULg, qui a soutenu la création récente par l’ULiège de la Chaire internationale Mukwege « La violence faite aux femmes et aux filles dans les conflits ». Son action continue en faveur du droit au développement et de l’Afrique est enracinée dans les services universitaires qui ne comptent plus les initiatives de coopération dans les pays en voie de développement, mettant ainsi les étudiants et les jeunes chercheurs en contact avec les réalités parfois insoutenables qu’ils ignoraient. Mais au-delà de ce que Denis Mukwege incarne, en tant qu’aspiration à un monde plus juste, il a aussi très concrètement, une histoire particulière avec l’Université de Liège, qui mérite un détour. Ce détour répond à une question : qui est cet homme, lorsqu’on met de côté l’imaginaire et le mythe que ces multiples prix sont en train de construire ?

Né en 1955 dans l’ancien Congo belge dans une modeste famille de pasteur, Denis Mukwege a étudié la médecine à Bujumbura (Burundi) avant de se spécialiser en gynécologie à Angers. Il attendra 26 ans avant de présenter un doctorat en Sciences Médicales à l’Université de Bruxelles, sous la direction du Professeur Guibert Cadière qui l’accompagne depuis des années dans l’expérience menée à l’hôpital de Panzi. Ces vingt-six années ont été pour lui une confrontation constante à la violence et à la destruction, à la guerre, à l’impunité des crimes commis à l’égard de la population congolaise, à l’exploitation illégale des ressources minières de la région et au viol massif des femmes comme arme de guerre. Il n’a cessé de bâtir et de reconstruire. Il a vécu la mort de ses proches, a failli mourir bien des fois, et aujourd’hui encore, vit sous une menace d’assassinat constante.

Denis Mukwege est d’abord un survivant, portant le poids des morts et des injustices qu’il n’a pu éviter, qu’il n’a pu empêcher. Il fait ses études de gynécologie à Angers, petite ville paisible en périphérie de la vallée de la Loire. Il aurait pu ne pas rentrer au pays et tenter une carrière en France ; ce ne fut pas son choix. Son premier poste en tant que gynécologue et médecin chef est à l’hôpital de Lemera, au sud Kivu. En 1996, en pleine guerre qui allait conduire au renversement de Mobutu (1997), Denis Mukwege tente d’extrader vers l’aéroport le plus proche un collaborateur dont le pronostic vital était engagé. Ce déplacement devait durer 3 heures. Pris entre tirs croisés dans des attaques de rebelles, le convoi est en route de nombreuses heures. Au troisième jour de l’absence de Denis Mukwege, l’hôpital de Lemera est attaqué à son tour, ses collaborateurs tués, et tous les malades assassinés dans leur lit.  Lorsque Denis Mukwege y reviendra plus tard, il découvrira l’ampleur du massacre et un hôpital détruit. Il lui faudra quitter Lemera, reconstruire et se reconstruire surtout. Ce n’est pas la première confrontation de Denis Mukwege avec la cruauté et la mort, mais c’est une étape décisive de sa vie.

Il bâtit alors, avec l’aide de la mission évangéliste suédoise d’abord, puis avec bien d’autres donateurs, un hôpital privé dans un quartier très pauvre de Bukavu, à Panzi.  Ce qu’il édifie est plus qu’un hôpital, c’est un phalanstère, un microcosme dédié à la lutte contre la maladie, celle inhérente aux faiblesses du corps et aussi à celle causée par la violence des hommes, bien plus difficile à guérir.  Si une des forces de Denis Mukwege est sa foi, elle lui est personnelle. Pour son hôpital, il fait immédiatement le choix du pluralisme, de l’ouverture et du progrès technologique. Ceux qui sont attirés par son charisme et par le drame humanitaire de la région, se retrouvent à ses côtés, sont des hommes et des femmes de toutes croyances ou liberté de conscience. Mais la recherche de l’excellence, du recours à la science pour contrer l’obscurantisme est une constante générale. En une vingtaine d’années, des dizaines de milliers de femmes et d’enfants, victimes de violences sexuelles, ont été soignées gratuitement à l’hôpital de Panzi. Certaines femmes y sont restées plusieurs mois, parfois un an, car si la reconstruction physique est rapide, le traumatisme psychologique après un viol ne se surmonte que très lentement.

Pour solutionner les problèmes inouïs qu’il rencontre, Denis Mukwege fait appel à toutes les bonnes volontés. Et parmi elles, aux Universités, aux professeurs et à leurs chercheurs. Grâce à eux, il a pu introduire à Panzi la laparoscopie, une technique chirurgicale non invasive qui permet au chirurgien de ne pas devoir inciser un abdomen ravagé par un viol sauvage, notamment avec arme, fusil ou couteau. L’intervention est dirigée et contrôlée sur un écran ordinateur, et c’est une téléchirurgie par trocarts que les chirurgiens congolais, aidés par l’équipe du Professeur Cadière de l’ULB, commencent à s’approprier. Depuis une dizaine d’années, des publications scientifiques régulières de Denis Mukwege et de son équipe témoignent de ces avancées spectaculaires, mais aussi du drame qu’a vécu la région.

En 2014, Denis Mukwege fait appel à l’Université de Liège dans un autre domaine scientifique : le psychologique. Comment reconstruire psychologiquement des survivantes de violences sexuelles, mais aussi des bébés et des petites filles violées par milliers dans la région ? C’est un problème auquel l’hôpital de Panzi est confronté et qu’il peine à résoudre. Lors d’un déplacement en Belgique, Denis Mukwege visite la Faculté de Psychologie, de Logopédie et des Sciences de l’Education de l’ULiège et le CHU de Liège. Débute alors une collaboration avec la plateforme d’expertise constituée par le service de Psychologie clinique du professeur Adélaïde Blavier et l’association les Enfants de Panzi et d’Ailleurs dirigée par le professeur émérite Véronique De Keyser. Depuis trois ans maintenant, cette plateforme renforce les capacités des équipes de psychologues congolais de Panzi par des intervisions régulières par Skype. Elle a créé des aires de jeux dans des villages congolais touchés par les viols d’enfants pour reconstruire les enfants grâce à des thérapies ludiques. Grâce aux efforts conjoints entre Liège et Panzi, la prise en charge des très jeunes enfants violés commence à porter ses fruits.

Après la création en mai 2018 de la chaire internationale Mukwege, cette proposition de décerner un titre de Docteur honoris causa à Denis Mukwege marque un point d’orgue aux initiatives de l’Université de Liège. Elle honore le parcours d’un homme d’exception. Mais elle est aussi une façon de partager l’humanisme de Denis Mukwege et son espoir indéfectible dans le progrès de l’esprit humain.