SUPIOT Alain

A

lain Supiot est un juriste nantais spécialiste du droit du travail, de la sécurité sociale et de théorie du droit. Professeur à l'université de Poitiers puis à celle de Nantes où il a accompli une grande partie de sa carrière, il est depuis 2012 professeur au Collège de France à la chaire « État social et mondialisation. Analyse juridique des solidarités ». Il est membre de la commission mondiale sur l’avenir du travail de l'Organisation internationale du travail.

A Nantes, il a fondé, en 1993, la Maison des sciences de l'Homme Ange Guépin 2 et, en 2008, l’Institut d’études avancées de Nantes, qui accueille chaque année en résidence scientifique une trentaine de chercheurs d’horizons géographique et disciplinaire très différents, et se veut un lieu d’innovation intellectuelle et une pépinière de nouveaux réseaux de collaboration scientifique durables.

 

Thèmes de recherches

Alain Supiot est une personnalité scientifique de tout premier plan, dont les recherches se déploient dans deux domaines  complémentaires : le droit social et la théorie du droit. Invention du XXè siècle, le droit du travail n’est pas, pour Alain Supiot, simplement un système de règles, mais s’apparente plutôt à un outil d’analyse des sociétés. Alliant le droit aux sciences sociales – il maitrise Durkheim et Marx autant que Weber –, il étudie les interactions entre le droit du travail et le droit de la concurrence et  du marché. Dans sa Critique du droit du travail (1994, 2è éd. 2007, 3è éd. 2015), devenue un grand classique, il s’attache à  mettre en évidence les contradictions dont le droit du travail fait la synthèse et entreprend de démonter les ressorts de cette  branche du droit. Outre un « procès à la loi » et à l’hypernomie désordonnée, il offre une brillante réflexion sur le travail lui-même, que le droit et l’économie de marché séparent, artificiellement, de la personne du travailleur (il soutient du reste que le droit du  travail relève du droit des personnes) : où situer le travail entre la personne et la chose ? Comment assujettir le travailleur libre  au pouvoir de son égal ? D’où le droit tire-t-il sa légitimité et quel est le rôle du juriste ?, pour conclure que le travail est une « liberté partagée ».

Au centre de ses recherches actuelles se situent les transformations de l’organisation de l’économie et leur impact sur l’évolution des institutions, l’effritement de la protection juridique des travailleurs et celui de l’Etat social sous l’effet des contraintes de la  globalisation.

En 1997, la Commission européenne a confié à Alain Supiot la direction d’un groupe international et interdisciplinaire de  chercheurs sur Les transformations du travail et le devenir du droit du travail en Europe. Le rapport issu de ces travaux (Au-delà de l’emploi, 1999, et 2è éd. 2016) engage à un renouveau du modèle social européen. Pointant tour à tour les effets de  l’élargissement de l’Union qui a déconstruit la solidarité et attisé la course au moins-disant social, ceux de la crise financière, du clivage entre les travailleurs inclus dans la protection sociale et tous ceux qui en sont exclus (travailleurs dits atypiques,  indépendants, ménagères), de la guerre de la compétitivité, de la discontinuité grandissante des parcours professionnels, ou encore des nouvelles technologies ayant produit de nouvelles formes de déshumanisation du travail en assujettissant les  travailleurs au « temps instantané de l’informatique », il préconise de repenser le travail et les droits qui en découlent, de réfléchir la sécurité économique au-delà de l’emploi. Il a ainsi imaginé d’instaurer de nouveaux droits individuels qui ne soient plus  attachés à l’emploi occupé, mais à la personne du travailleur, appelés « droits de tirage sociaux » : une créance que l’on peut faire valoir pour se former, s’engager dans une mission humanitaire, changer d’orientation professionnelle, etc. Un statut  professionnel adapté au travailleur moderne, englobant toutes les formes de travail, et pas seulement celle qui est apparue à l’époque fordiste, permettrait ainsi de surmonter l’apparent paradoxe entre le besoin de stabilité d’emploi et la mobilité  professionnelle, car il garantirait une protection sociale au-delà de l’emploi. Traduit dans plusieurs langues, remarquablement argumenté, cet ouvrage nourrit la réflexion juridique et politique sur l’avenir du droit du travail dans la société moderne.

Loin d’être seulement un expert du droit du travail, loin même d’être seulement un théoricien du droit du travail, Alain Supiot est  également, à sa manière, un théoricien du droit en général. C’est que les transformations contemporaines du droit du travail l’ont conduit à faire retour sur l’idée même de Droit, plus exactement encore sur la nature du Droit (la majuscule est d’Alain Supiot lui- même).

Son ouvrage le plus abouti en la matière (Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005)  s’inscrit dans le sillage de Pierre Legendre et tente de redonner ses lettres de noblesse à l’expression « dogmatique juridique ».  Campant fermement sur une conception jusnaturaliste, Alain Supiot insiste sur la dimension instituante du droit, porteur de sens  et seul capable, dans la pensée occidentale, de lier les dimensions biologique et symbolique constitutives de l’être humain. Le droit ne peut dès lors être réduit aux lois de la biologie ou de l’économie. Raison ou Référence transcendante, qui surplombe les sociétés humaines, le droit synthétise les croyances et valeurs qui structurent ces dernières et sans lesquelles elles seraient vouées à l’anomie, voire à l’anarchie. Recourant à certains travaux d’anthropologie juridique, Alain Supiot avance l’idée, sujette à débat, selon laquelle « l’aspiration à la Justice […] représente […] une donnée anthropologique fondamentale » (p. 9). Autour de cette question traditionnelle de la nature du droit, Alain Supiot offre ainsi une analyse à la fois stimulante et discutable de questions très actuelles : la mondialisation et l’extension potentiellement infinie de la logique concurrentielle, le déclin de l’Etat et de la loi au profit du marché et du contrat, l’internationalisation des droits de l’homme, les évolutions en matière de filiation.  L’ouvrage témoigne d’une exceptionnelle érudition et d’une capacité peu commune à lier les débats de technique juridique aux enjeux mis en lumière par l’histoire et les sciences sociales.

 

Enseignement

Dans Homo juridicus, Alain Supiot abordait déjà la tendance des sociétés occidentales contemporaines à substituer à la raison instituante du Droit la raison calculatrice caractéristique du capitalisme et de la science modernes. Dans ses cours au Collège de France des années 2012-2013 et 2013-2014, il revient sur cette évolution, qui va de pair avec le passage du gouvernement par les lois à la gouvernance par les nombres. Si lois et nombres partagent des traits communs (telles que la dimension générale et impersonnelle), ils se distinguent de beaucoup : alors que les premières témoignent à la fois d’un choix de valeurs et d’une autorité qui pose et assume ces choix – ces deux aspects correspondant assez exactement à la conception qu’Alain Supiot propose du droit dans Homo juridicus –, les seconds sont censés n’être que le reflet prétendument neutre de la réalité (le souci de justice en étant remarquablement absent) et n’appeler que des mécanismes d’ajustement en vue de retrouver l’équilibre général des choses. La faveur dont jouit la gouvernance par les nombres révèlerait « l’utopie d’un monde plat, tout entier régi par les lois du marché » et indexé à la seule utilité. L’émergence de cette gouvernance conduit à un recul des institutions et des cadres juridiques qui favorise le développement de liens d’allégeance, lesquels soumettent les individus à la loi du plus fort et rappellent la relation féodale de vassalité. Loin de se limiter à des considérations abstraites et générales, Alain Supiot prétend repérer des traces nombreuses de cette tendance dans des domaines très concrets parmi lesquels il n’est pas étonnant de retrouver le monde du travail salarié : un phénomène aussi actuel que l’uberisation de l’économie semble faire écho à ces analyses.

On retrouve dans l’ouvrage issu de ces cours au Collège de France (La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015) les qualités éminentes d’Alain Supiot : maîtrise brillante des données de l’expérience juridique, capacité d’éclairer ces données par les apports de la théorie du droit et des sciences sociales, participation parfois vigoureuse aux débats d’idées par des prises de position franches et assumées mais toujours remarquablement argumentées.